Fuite en avant

Le prêtre avait sa faux avec lui. Il la tenait sur l'épaule et marchait nonchalament dans les jardins du Temple où il s'était donné ce jour-ci comme mission d'éradiquer les mauvaises herbes.

Point d'outil plus précis que cette faux dans la cabane dédiée au jardinage : il devait donc faire avec cette faux. Néanmoins, cela faisait désormais quelques années qu'il s'en servait et il la maniait avec suffisament d'habileté pour pouvoir débroussailler autour des massifs de fleurs qui bordaient les différentes voies reliant les bâtiments entre eux et constituant ce havre de paix et de plénitude qu'était le Temple de la Sagesse.
Néanmoins, il n'avait pu s'empêcher de ronchonner en saisissant l'outil, tant il avait souvenir qu'avec le sécateur dont il disposait auparavant cette tâche était plus facile à éxécuter. Oui, mais le Grand Shinay avait ramené cet outil en Hiskvargd, "pour l'utiliser dans le cadre de scéances de transmission du savoir", disait-il.

Toujours est-il que ce matin là, le prêtre fut bien étonné de trouver, au pied de l'un des arbres centenaire qu'il choyait depuis maintenant quelques décennies, un inconnu s'étant assoupi.
La surprise de cette découverte passée, il retourna sa faux pour titiller le dormeur avec l'extrémité du manche de cette dernière, dans le but de le réveiller sans pour autant trop le brusquer.

- "Allez, c'est l'heure... L'heure de se réveiller, là... Faut pas dormir ici, m'sieur, c'est pas un endroit prévu pour ça... Allez, on se réveille !"

- "Comment ça ? Tu as volé un cochon à Tom ?"

Le prêtre allait rajouter un commentaire, puis se mit à réfléchir : il ne connaissait pas de Tom. A la limite, l'un des serviteurs du Temple s'appelait Thomsk... Mais il n'avait pas de cochons.
Il n'était pas toujours propre sur lui, certes, mais la confusion ne pouvait pas être trop possible.
Et puis, non, de toute manière le prêtre ne connaissait pas de "Jean" non plus.

Néanmoins, ce jeune inconnu semblait bien s'accuser de larcins. Et le fait de le retrouver ici dans le Temple rendait le prêtre nerveux : il n'était jamais bon d'accueillir dans un lieu aussi paisible et renfermant tant de secrets un voleur. Qui sait, peut-être avait-il comme ambition de subtiliser l'un des précieux ouvrages de la bibliothèque du Temple ?
Tressaillant rien qu'à cette idée, il s'adressa au jeune homme courbé d'une voix qui se voulait moralisatrice et sentencieuse :

- "Il n'est point dans mes intentions de te prendre la vie, même si ta jeunesse n'excuse en rien les méfaits que tu avoues avoir commis.
Quel est donc la raison de ta présence en ces lieux ?"

L'individu restait agenouillé et courbé, alors le prêtre l'incita à se relever en l'aidant du manche de sa faux, tout en attendant sa réponse.

Sylvain se releva promptement, désireux d'éviter le plus possible tout contact avec cet objet de malheur. Pour la Mort, tout de même, elle avait de drôles de façons de faire. Et puis posait de drôles de questions. Se pouvait-il qu'il se fut trouvé par mégarde sur les terres de la Mort et qu'elle souhaitât le chasser de son domaine ?

Eberlué, et un peu perdu, le jeune homme mit quelques instants à rassembler ses pensées en une idée cohérente. Il se risqua alors à répondre :

J'ai quitté mon village. Le Seigneur voulait me châtier pour ne pas avoir payé la dîme de mes parents ... Mais ils ont brûlé dans la maison avec tout ce qu'on avait, alors je ne pouvais pas ... J'ai marché alors depuis, et je suis arrivé ici.

Il hésita un instant avant de poursuivre.

Est-ce que c'est votre domaine, m'sieur la Mort ? Je ne savais pas que vous aviez un royaume, je vous le jure ! Je m'en irai très vite, je ne vous embêterai pas ...

Il avait les mains levées, en signe de reddition, et s'était de nouveau collé au tronc de l'arbre. Il ne pleurait plus, mais tremblait toujours.

"Monsieur la Mort"
Ainsi donc, ce jeune ecervelé voyait en lui une personnification de la Mort.

- "Allons, allons ! Je ne..."
Il s'interrompit tout à coup : il y avait peut-être quelqu'avantage à tirer de ce quiproquo...

- "Eh oui, tu as raison, je suis bien la Mort. Je suis dans mon domaine ici, et si tu es en ce lieu ce n'est nullement un hasard !"

Il redressa sa faux, plaçant la hampe de manière à ce que l'ensemble puisse impressionner, s'il en était encore vraiment besoin, le jeune inconnu.

- "Tu es ici pour répondre de tes crimes, et seul le récit exhaustif et circonstancié de ces derniers pourra peut-être t'éviter la suprême sentence qu'il m'arrive de délivrer en ce lieu."

Le prêtre n'avait pas l'habitude d'utiliser de tels subterfuges, guères prisés en ce lieu de sagesse. Mais il escomptait bien obtenir par ce biais des informations plus complètes de cet hôte inattendu.
Et puis la Mort pouvait rôder partout, le Temple en lui même n'était pas exempté de son lot de décès annuels...

Il lui faudrait juste bien se sortir de cette situation avant que le quiproquo ne perturbe trop le jeune homme.

Le prêtre énumérait mentalement les différents délits qu'avait pu commettre ce petit chapardeur... Devenant tour à tour menteur, pyromane et accessoirement parenticide.

Il fallut quelques longues secondes au prêtre pour qu'il assimile complètement les aveux du jeune homme. Il lui fallut une longue minute pour déterminer ce qu'il allait bien pouvoir faire de ce dernier.
Il pouvait essayer de se débarrasser de cet importun, discrètement en appliquant la sentence du rôle que ce dernier semblait lui avoir octroyé : habile dans le maniement de la faux, il était quasi sûr de ne pas avoir à s'y reprendre à deux reprises pour trancher la tête du néfaste visiteur. Restait à faire disparaître le corps, mais il le voyait bien servir d'engrais à ses plantes, une fois profondément enterré sous un massif de fleurs...
Il pouvait aussi expulser le criminel du Temple et le ramener à son village pour qu'il soit puni pour ses crimes. La sentence serait probablement la même, mais au moins il n'aurait pas à se charger lui-même de l'application de la peine et n'aurait pas à creuser de trou pour faire disparaître le corps.

Et puis il y avait une autre solution : celles de ses victimes qui avaient le plus souffert de ses exactions avaient aujourd'hui disparu, et son départ du village épargnait aux survivantes d'éventuels autres méfaits à venir.
Dès lors il restait un jeune homme suffisamment naïf pour confondre un prêtre Moki avec une personnification de la Mort et avec suffisamment de conscience pour avouer tous ses crimes et s'en sentir, d'une manière ou d'une autre coupable (puisque sinon il ne les aurait pas déclarés comme "crimes").
Un terreau certes fragile mais dans lequel pouvait néanmoins germer une certaine forme de sagesse.

Le prêtre prit une profonde inspiration puis posa sa faux à terre pour tranquilliser au mieux celui dont il cherchait à déterminer l'aptitude à apprendre le "droit chemin de la sagesse".

- "Ce sont là de bien nombreux délits, dis-moi... Néanmoins, je souhaiterais savoir si tu éprouves des remords envers certains des faits que tu me comptes là.
N'as-tu donc par exemple pas de remords d'avoir ainsi spolié ton seigneur et maître de justes rentrées d'argent en lui mentant ainsi sur ton patrimoine ? Ne regrettes-tu pas d'avoir chapardé des légumes à un pauvre maraîcher auquel elles manquent peut-être cruellement ?"

Et, avant que ce dernier ne puisse répondre, il ajouta :

- "Et, question subsidiaire, comment tu t'appelles ?"

L'éphèbe aux yeux rouges s'était avancé vers le duo comique.
Bien sûr, il se dissimula à leurs regards dans les nombreux fourrés du Temple.
Puis une idée géniale naquit dans son esprit supérieur...
Tout ce qu'il avait à faire était de reprendre une part de son apparence originelle.
Ses mains devinrent alors des membres crochus recouverts de plaques sombres et dures où la lumière se reflétait en une lueur blafarde et maladive.
Ses longs cheveux noirs s'agglutinèrent pour former des sortes de lames tranchantes et opaques, de la même couleur que les écailles couvrant ses membres. Dans un même temps, les pupilles trilobées qui brillaient dans ses yeux se divisèrent et se répartir au sein de l'iris écarlate en trois lignes verticales.
Pour parachever le tout, des cornes d'une couleur blanchâtre saillirent sur son crâne alors que des ailes de cuir noirs se déployèrent, semblables à un étendard de mort.
Avec un sourire narquois, il força d'ombre et de magie une faux aux lignes torturées et tourmentées, luisant d'une lueur verdâtre et malsaine.
Lorsque le tableau fut ainsi terminé, il apparut dans une nuée anthracite au côté du Prêtre et dit d'une voix sifflante :


Hé, collègue, je crois que celui-là est pour moi. Tu ne penses pas ?

Ellendrillenus dit ses mots en tapotant l'épaule du Moki tout en fixant le pauvre elfe d'un air carnassier...

Ellendrillenus sourit de son petit effet puis il claqua :

Très grave...Tout ça...Huhum...Ame savoureuse ou parfaite pour le service....Voui voui...
Enfin comment t'expliquer pour que même toi, bouseux tu puisses comprendre ?
Je sais ! Toi avoir fait choses mauvaises alors moi punir.

Puis il indiqua d'un doigt nonchalant et griffu le prêtre sur lequel il était toujours adossé :

Et lui est sensé m'en empêcher...Tu peux crier à l'injustice je suis assez d'accord...Je crois que parier sur sa victoire en cas de lutte serait assez stupide...Alors tu viens ou tu vas rester allongé encore longtemps ?

Le prêtre était resté interdit devant tant d'audace. Un inconnu de plus dans l'enceinte du Temple !
Décidément, ce lieu devenait un véritable moulin... Comment espérer méditer calmement avec des huluberlus pareils pouvant vagabonder comme il leur plaisait ?

Le nouveau venu s'était inséré dans le petit jeu auquel il jouait avec Sylvain, accentuant le côté "dramatique" du quiproquo... Ce dernier semblait perdu et le prêtre ne devait pas manifester son étonnement pour ne pas compliquer la perception que pouvait avoir le jeune homme de la scène.
Perception forcément délicate et reposant de toute manière sur de fausses bases, mais chaque chose en son temps...

Rompant son silence à la fin de l'intervention du nouveau venu, il abonda dans le sens de la créature.

- "Cela me semble honnête, en effet. Un bon moyen de savoir pour nous s'il est pertinent ou pas de te laisser la vie sauve que de te voir répondre à cette énigme..."

Il pria intérieurement pour que le jeune homme trouve la solution de la devinette... Une absence de réponse entrainerait des conséquences trop délicates à gérer, et sa faux n'était pas assez aiguisée pour faire la travail proprement.

Le prêtre était dubitatif. L'autre inconnu était parti sans donner de consignes...
Il avait posé son énigme, n'avait donné la solution à personne. Et le prêtre devait tout seul décider de la pertinence ou non de la réponse du jeune homme.
Le raisonnement n'était pas mauvais, ça il ne pouvait le nier. Mais il ne souhaitait pas prendre la responsabilité de valider une réponse qui n'était peut-être pas la bonne. Aussi répondit-il sèchement :

- "Non, ce n'est pas ça, Sylvain. Pourtant tu aurais dû y songer... Tu n'es pas pauvre, puisque tu détiens ta vie entre tes mains.
Tu ne le deviens qu'en répondant mal à cette question, puisque désormais le sort de cette dernière m'appartient.
Par ailleurs, tu n'es pas perdu puisque tu es ici dans mon domaine.
Et enfin il fait jour, nulle trace de ténèbres en ce lieu (surtout depuis que l'autre est parti).

Tu as donc tout faux. Et je vais me servir de la mienne pour écourter ta présence ici et par conséquent ta vie."

Sylvain tremblait de ton son être. La déception d'avoir failli à la résolution de l'énigme se lisait sur son visage et semblait être plus forte que sa crainte de perdre ainsi bêtement sa vie de cette manière.
Le prêtre leva sa faux, tenta de la faire tournoyer quelque peu au dessus de sa propre tête, par des gestes amples et des impulsions vigoureuses de ses épaules. Néanmoins, la faux lui échappa des mains et partit se ficher deux mètres plus loin dans la terre.
Cachant son désaroi de se retrouver dans une situation quelque peu ridicule au vu du rôle qu'il jouait auprès du visiteur, il s'adressa à lui, tandis qu'il reculait lentement en direction de la faux :

- "Bon, soit, je suis quelque peu maladroit. Hum, je veux dire "maladroite", hein, puisque je suis la Mort. Mais c'est juste que j'ai un peu perdu la main, hein, c'est tout. D'habitude c'est l'autre qui s'occupe des éxecutions."

Ramassant sa faux, il sentit quelques courbatures lui rappeler son âge avancé. Il se rapprocha de Sylvain et reprit un air menaçant.

- "Ecoute bien. Tu as échoué à la première épreuve, mais le sort ne veut pas que tu périsse maintenant, d'où ma maladresse à l'instant.
Aussi vais-je te donner une seconde chance. Tu vas avoir le choix entre deux options :
Ou tu restes à mes côtés pour t'occuper en ma compagnie des affaires matérielles de mon domaine, ou tu pars bénéficier de l'enseignement de l'une des personnes qui y réside."