Rhyliendalh

Des cris, au-dehors... Des paysans en colère devant les murs de Rhyliendalh... Des coups de feux, des hurlements, des coups... Une haine soudaine pour une femme qui avait passé sa vie à ne penser qu'à elle, à ne penser qu'à sa fille. Pour une femme qui avait toujours méprisé les autres, riches mais surtout pauvres. Les murs tremblaient, gémissaient, les nuages gris fuyaient aussi vite que possible, et se murmuraient les uns aux autres des mots exprimés comme une unique question, dans un unique souffle... "Où est la Reine... Que fait la Reine..."

Les serviteurs se lamentaient, convaincus que c'était la fin, que Rhyliendalh allait tomber, qu'ils allaient tous mourir, que la Reine était déchue, que le royaume s'éteignait, que des paysans allaient briser la connaissance et l'oublier. Les aristocrates couraient en tout sens, les femmes pleuraient et s'arrachaient les cheveux, les hommes faisaient les cent pas d'un air distrait et préoccupé. Chacun se demandait pourquoi elle n'apparaissait pas, pourquoi elle se taisait, pourquoi elle s'était isolée. Mais personne ne s'était demandé ce qu'elle pensait.

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Elle était contre un mur, dans un jardin reculé du château, derrière ses appartements. Grinaë était sur ses genoux, serrée contre elle, et ne disait mot. Lyssia écoutait les cris si proches d'elle, si perceptibles, si durs, si menaçants. Elle entendait leur colère, leur haine, leur désir de vengeance. Elle entendait leurs mots, les mots de meurtriers, les mots de pauvres gens à bout de forces, à bout de nerfs, n'ayant plus rien à perdre, n'ayant que leur union pour force face à ces armes pointées sur eux. Elle écoutait sa perte, sa fin, la fin de Rhyliendalh, la fin du royaume, la fin de l'aristocratie, et surtout... la fin de sa fille.

Sa fille, ce petit ange aux cheveux blonds si soyeux, si légers, aux yeux couleur d'eau identiques à ceux de son père, au visage si semblable au sien, au comportement si innocent... Une petite fille qui restait muette, comprenant malgré son jeune âge la situation, la sienne, celle de sa mère, et l'impossibilité de s'en sortir. Elle sentait les murs vibrer sous les coups à répétition des paysans en colère, des paysans qui allait tuer sa mère, qui allaient détruire sa maison, sa vie, et son avenir. Mais une petite fille qui savait que sa mère était sereine, digne, et qu'elle ferait tout pour la protéger, jusqu'au bout.

Un serviteur s'approcha d'elles en courant, affolé, essouflé, les yeux grands ouverts, apeurés, fuyants. Il lui demanda dans un souffle d'agir, de donner des ordres, des directives, de donner l'alerte, de parler aux paysans, de se montrer, de rassurer la noblesse, de rassurer ses gens, de rassurer sa fille, de calmer tout le monde. Elle ne le regarda même pas. Elle fit comme si il n'était pas là, comme si elle n'entendait rien. Elle continuait à caresser calmement les cheveux de sa fille, le regard tourné vers le mur, en murmurant une chanson que sa mère lui chantait pour s'endormir, un sourire aux lèvres.

Elle savait ce qu'il fallait faire. Elle savait ce qui allait se passer. Mais elle voulait juste être encore un peu avec sa fille, elle voulait juste tenir encore un peu son enfant dans ses bras, la serrer contre elle, respirer son parfum de rose, sentir sa chevelure douce et légère sous ses doigts, et se souvenir... Se souvenir du père de son enfant, se souvenir de son passé, se souvenir de tant d'années passées, se souvenir de tant de bonheur loin derrière et qui ne reviendra pas... Se souvenir de sa vie d'alors, incomparable avec ce qu'elle s'apprêtait à vivre. Incomparable avec tout ce qu'elle avait connu jusqu'alors, et qu'elle ne connaitrait jamais plus.

Lyssia regarda sa fille, et lui sourit. Des larmes se mirent à couleur sur son visage, et se refletaient dans le regard de son enfant, triste car elle savait l'heure de la séparation arrivée. Grinaë ne disait rien, ne pleurait pas, mais sentait une infinie tristesse l'envahir, elle sentait son petit coeur se serrer, son regard se baisser et se perdre dans le vague, consciente de ce qui allait arriver, consciente de ce que sa mère s'apprêtait à lui dire. Lyssia se sentait coupable de lui infliger cela, elle était si jeune... Si jeune et elle ne connaîtrait bientôt plus l'innocence. Si jeune et déjà la naïveté s'envolait. Si jeune... Comment conserver sa joie de vivre intacte, comment garder cet éclat dans ses yeux d'enfants, comment faire perdurer ces traits de petite fille qui marquaient encore son visage ? Lyssia n'y voyait qu'une seule solution.

- Tu entends ces cris de l'autre côté du mur ? Les paysans sont mécontents et fatigués. Tu sais, en dehors du château, c'est sale et il fait froid, mais quand j'y serai, je trouverai une plaine verdoyante avec une source qui courra où bon lui semblera, voisine d'herbes folles et d'arbres immenses, de fleurs colorées et de chants d'oiseaux.

Elle se tut un instant, puis reprit :

- Tu sais, je vais devoir partir pour quelques jours. Tu iras avec ta nourrice, elle t'apprendra à lire, à écrire et à compter à ma place. Elle s'occupera de toi, et veillera à ta santé pendant mon absence. Tu ne pleureras pas, n'est-ce pas ? Je pars quelque temps, mais on se retrouvera, c'est promis. Je ne serai pas loin, je serai juste de l'autre côté du mur, avec eux, et ils vont se calmer, ils vont nous laisser après. Je dois juste... Régler quelques affaires.
- Comme quand tu vas en voyages ?

Oui Grinaë, ta maman s'en va en voyage... Lyssia la serra contre elle, une dernière fois, longuement, profitant de chaque seconde qui s'en allait. Puis elle partit.

Tamiräh la cherchait partout. Elle avait déjà pris les choses en main, donné quelques ordres, annoncé quelques morts, répudié quelques domestiques pour calmer les esprits. Enfin, elle vit Lyssia, la Reine qui n'allait pas tarder à tomber, et se dirigea vers elle d'un pas assuré : elle lui tendit un parchemin avec ses dernières actions, fière de la tournure que prenaient les évènements. Elle lui détailla en quelques minutes les avancées de l'autre côté du mur, et assurait que ces quelques têtes qu'elle offriraient ne calmeraient jamais les paysans, mais qu'il leur fallait le sang d'une personne ayant bien plus de responsabilités.

Sans être nommée, Lyssia savait où elle voulait en venir. Elle avait déjà prévu cette possibilité. Elle connaissait les risques de son geste. Elle se saisit du parchemin, et entraîna Tamiräh à sa suite. Elles s'isolèrent dans une salle vide, où Lyssia lui exposa calmement la haine qu'elle ressantait pour cette paysanne qui devait tout à sa Reine. Elle lui expliqua que la seule raison pour laquelle elle l'avait acceptée dans son Ecole était une impression de déjà la connaître, de l'avoir vue quelque part. Puis elle s'était souvenue. Elle s'était souvenue de cette demoiselle, dans la même cage qu'elle, entre un petit village et Rhyliendalh. Elle s'était souvenue de cette jeune fille qui l'avait prise sous son aile, après que la fugitive ait perdu ses deux amies.

Oui, elle avait passé ses premières années dans un village qu'elle avait détruit. Oui, elle connut Nircann, le Roi Nircann de Rhyliendalh, par hasard, au détour d'un chemin, alors qu'il se rendait en ville, déguisé en mendiant. Mais oui, elle était bien de noble lignée, née une misérable ferme où sa mère avait été envoyée par le père du Roi pour des raisons mystérieuses. Oui, c'était elle, l'enfant aux cheveux bruns, des larmes crasseuses sur les joues, qui fuyait un lieu dont elle ne pouvait prononcer le nom. Et oui, si elle disait tout cela, c'est qu'elle n'avait plus rien à perdre. Il fallait la tête d'un haut représentant de Rhyliendalh. Lyssia allait l'offrir sur un plateau.

Humble voyageuse Nombre de messages : 10 Date d'inscription : 22/10/2006

Le calme était revenu. La vie allait reprendre son cours. Rhyliendalh était sauvée. Le royaume continuerait à vivre, la connaissance ne serait pas perdue. La nouvelle Reine était au balcon, regardant les paysans retourner à leurs habitations, laissant derrière eux le corps sans vie de celle qui la précéda. Elle regardait ses longs cheveux bruns flotter au vent, sans remords. Cette femme ne méritait que cela. Sans coeur, sans esprit. Elle n'était pas faite pour régner, la colère des pauvres le prouvait.

Lucilla l'observait, des larmes coulant sur ses joues. Elle était si malheureuse de cette fin... Elle ne souhaitait pas sa mort, convaincue qu'il y avait du bon en elle. Elle aurait simplement voulu qu'elle s'assagisse... Mais sa rivale en avait décidé autrement. Elle s'approcha de la nouvelle Reine et s'inclina devant elle en tremblant, secouée de sanglots. Tant de vies gâchées... Une Reine ne devait mourir ainsi. Elle espérait que la nouvelle serait plus digne de son rang. C'était un nouveau départ...

Lyssia détacha son regard du corps de Tamiräh. Elle observa la jeune femme à côté d'elle, et sans rien dire, quitta le balcon. Elle avait eu de la chance... Beaucoup de chance. Tamiräh s'était prise dans son propre piège. La mort d'une personne haut placée et responsable devait être l'élément d'accalmie des paysans. Ils désiraient la tête de la Reine, de celle qui donnait les ordres, de celle qui dirigeait le royaume si mal. Mais cela faisait des mois que Lyssia ne régnait plus, même si officiellement elle avait toujours le même statut. Cela faisait des mois que Tamiräh était sortie de l'école, et que petit à petit elle avait pris la place et l'autorité de la Reine. Si officiellement Lyssia agissait, c'était Tamiräh qui faisait obéir. Et ce fut simple à prouver.

Combien de missives secrètes elle rédigea sous son propre sceau, attestant de sa supériorité sur la Reine elle-même, prise au piège par sa manipulation des ministres ? Combien de rumeurs avaient circulé au château, rendant l'élève coupable et la Reine impuissante ? Oui, c'était une grave faute que de n'avoir rien su faire, et cette erreur l'humiliait. Mais non seulement cela permettait à une autre de payer pour tout ce qui appartenait au passé de Lyssia et que le peuple haïssait, mais cela servirait également de leçon pour quiconque aurait tenté de prendre sa place.

Quelques minutes avant de se présenter devant le peuple, Lyssia avait remis sa couronne à Tamiräh, aveuglée par la satisfaction et la soif de pouvoir qui l'animait alors. Les pauvres réclamaient la tête de la Reine. Lyssia l'offrit sur un plateau. Ainsi Tamiräh fut mise à mort. Et Lyssia reprit sa place.

Des cris de joie. Des embrassades. Une fête s'annonçait. Chacun était ravi, soulagé, heureux d'avoir échappé à la fin de leurs privilèges. Chacun garderait cette date, cette heure, cette seconde en mémoire. La seconde de la délivrance. La fin d'une hantise. Rhyliendalh resterait un royaume. Le peuple était calmé.

Lyssia était à l'écart. Contente de cette nouvelle, sa joie se perdit presque instantanément. Elle n'avait pas le coeur à festoyer. Elle n'avait pas le coeur à se réjouir. Elle n'avait pas le coeur à se mêler aux autres pour profiter de leur allégresse. La fin de ce cauchemar l'avait presque laissée de marbre, et alors que tout revenait à la normale, elle avait une boule au ventre. Elle avait peur et était malheureuse. Oui, elle avait gagné, oui elle était en vie, oui Rhyliendalh resterait en sa possession. Oui c'était ce qu'elle voulait. Mais une tristesse venait de s'emparer d'elle comme pour l'anéantir, faisant disparaître toute trace de bonheur. Si elle avait souri, ce ne fut qu'une fraction de seconde, son esprit prenant le pas sur son coeur, et par habitude elle se mit à relativiser. Toute bonne nouvelle contient sa part de bonheur. Mais toute bonne nouvelle ne se vit pas avec joie.

Une boule dans la gorge, un sourire à l'envers, une tristesse dans ses yeux, le malheur sur son visage... Rien ne pouvait laisser penser que ce qui venait de se passer était ce qu'elle attendait depuis longtemps. Rien ne pouvait laisser penser que cette fin était ce qu'elle avait longuement désiré, cherchant tous les moyens d'atteindre ce but inespéré. Elle ne laissait rien transparaître que de la peine, de la souffrance, de la peur, de la lassitude. Oui, elle était lasse, la Reine était lasse, la Reine était triste, la Reine voulait pleurer. La nouvelle était trop bonne, trop attendue. La nouvelle la rendait trop heureuse, et elle refusait ce bonheur. Elle refusait de se réjouir. Elle refusait de sourire.

C'était devenu un automatisme. Aristocrate puis Reine, elle avait appris a ne plus aimer. Aristocrate puis Reine, elle avait appris à ne plus rien ressentir. Elle avait appris à relativiser toute bonne nouvelle, et à haïr toute mauvaise. Elle avait appris à attendre fièrement et à ne plus rien ressentir. Elle était Reine, et n'avait pas droit aux sentiments.