La Sans Visage

Nircann avait emmené Lyssia dans une vallée abandonnée. La désolation règnait en maîtresse, et ces lieux reculés n'étaient plus habités depuis longtemps. En hivers, la neige recouvrait la végétation qui reprennait ses droits et le poids des saisons altérait chaque jour un peu plus ce que la main de l'homme avait bâti jadis. Le temps passait et au fil des années, l'histoire de ce qui fut au commencement la capitale sombra dans l'oubli, n'étant plus qu'un mythe évoqué dans de rares livres poussiéreux de la Grande Bibliothèque. Le songe de la Sans Visage n'était connu que des anciens, et la Vallée Oubliée disparut peu à peu des cartes du Royaume.

Lyssia n'était qu'une enfant lorsque son père l'y emmena. Ils étaient deux êtres vivants au milieu de toute cette mort, de tout ce silence, et à chacun de leurs pas ils troublaient la tranquilité de ce lieu maudit. Au terme de longues minutes, Lyssia demanda quel était cet endroit, et si la réponse se fit attendre, c'était pour se remémorer les paroles de son grand-père, qui lui même tenait les siennes de ses ancêtres, qui certains avaient connu cette époque où tout avait commencé.

Un des ancêtres de Nircann était roi, en cette cité dont le nom avait été oublié. Il était grand et noble, et pensait que rien ne pourrait lui arriver dans sa tour d'acier. Cherchant une descendance, il allait de de contrée en contrée afin de prendre épouse, et sa richesse attirait de nombreuses Dames venant de tous horizons, qui montraient plus d'attraits les unes que les autres. Mais le roi souhaitait autre chose, et ne voulant d'un mariage qui ne lui apporterait ni richesse ni bonheur, il se mit en tête de trouver femme plus riche que lui et mieux faite que les autres. Cependant, sa longue quête n'apportait rien.

Il alla un jour se promener au coin d'un bois, et ses pas le menèrent en bordure d'un village de paysans. Ne souhaitant être mélangés à de si impures personnes, il fit demi tour et se perdit dans la foret. Il entendit le bruit léger d'un cours d'eau, et afin de retrouver son chemin, voulut le rejoindre afin de reprendre sa route. Le ruisseau débouchait sur un lac, où la tranquilité associée au chant des oiseaux surprit le jeune roi. Une femme se baignait dans l'eau claire. Ne souhaitant être vu, le roi s'était caché dans les feuillages, attendant qu'elle sorte de l'eau.

Il revint tous les jours. Malgré sa discrétion, la jeune femme s'aperçut un jour qu'elle était observée, et rougissante, surprit le voyeur. Celui-ci balbutia quelques mots d'excuse, comme ensorcelé par son sourire. Bien des années après, alors que le roi continuait à rendre visite régulièrement à cette demoiselle, elle lui avoua suite à ses trop nombreuses questions d'où elle venait. Elle n'avait en effet jamais connu autre chose que son village et les champs alentour. Le roi naïf qui s'était mis en tête de l'épouser avait cru qu'elle avait le sang noble, et dès qu'il sut la vérité il cessa d'aller la voir. La pauvre paysanne qui aurait tout fait pour être aimée du roi alla chaque jour à la capitale, espérant le croiser même de loin, et ne vivant plus que pour lui.

Un jour, elle apprit qu'il était tombé gravement malade, et que les médecins étaient impuissants contre ce mal qui le rongeait. Le destin avait donné à la villageoise un caractère désespéré et, se faisant passer pour une sorcière capable de guérir tous les maux, affrontant ainsi la possibilité d'être brûlée vive, elle put entrer au château pour guérir le roi, dont elle semblait être le dernier espoir. On la mena à une cave où fioles et grimoires n'avaient été ouverts depuis des décenies et commença à composer, suivant son intuition. Au fil du temps qu'elle passait dans cette pièce sans voir la lumière du jour où d'autres vies que des rats et des corbeaux, ses cheveux foncèrent jusqu'à atteindre la couleur du jais, ses yeux perdirent leur éclat et devinrent aussi noir qu'il était possible, et une longue métamorphose la rendit méconnaissable.

Un matin, elle entra avec une potion dans les appartements du roi où il était étendu depuis des mois. Cela faisait des années qu'elle n'avait pu l'approcher, et le voir ainsi lui rappelait tout ce temps passé à l'admirer et à écouter ses intelligentes paroles. Elle releva sa tête et lui fit boire doucement ce qu'elle avait préparé. Puis, elle partit.

L'après-midi même, on alla la chercher dans la cave. On lui lia les mains et on l'amena au roi qui était guéri. Celui-ci avait un enfant dans les bras, un nouveau né plus pâle que la mort, plus calme que l'absence, un bébé qui semblait dormir mais qui inspirait malgré tout la crainte. Le roi parla. Au cours de son voyage à travers sa maladie, il était allé au Royaume de la Mort, qui l'avait accueilli. Il la décrivit comme une femme grande et mince, le teint très pâle, les cheveux et les yeux d'un noir de jais. Au contraire de la sorcière, cela lui conférait une beauté mystérieuse qui l'avait tout de suite rendu fou. Ne souhaitant plus repartir de cet endroit où régnaient misère et désolation, il y était resté de son plein gré, oubliant la vie qu'il avait autrefois. Le temps passait plus lentement dans le Royaume des Morts et des années s'étaient écoulées alors qu'au Royaume de la Vie, seuls quelques mois étaient perdus. La Mort avait enfanté. Lorsqu'elle sut que son amant s'appretait à partir, elle lui confia l'enfant, et seul son destin déciderait ce qu'il adviendrait de lui.

La villageoise était verte de jalousie. Elle qui avait attendu tant de temps... Refusant de l'épouser, le roi lui demanda d'être la nourrice de son enfant, chose qu'elle accepta. Alors qu'il grandissait jour après jour, la nourrice s'enfermait de plus en plus dans la haine. La fillette avait à peine quelques mois lorsque, au comble de la jalousie, sa nourrice l'enleva au cours d'une nuit. Elle fuya jusqu'à un village loin de la Vallée pour y déposer l'enfant devant une porte dans un coin reculé du village, sur un torchon sale. Puis elle partit, cherchant elle-même un abri, sachant que le Roi partirait à sa recherche. Elle se coupa les cheveux, se noircit la peau avec du charbon et erra de village en village, se nourrissant à peine.

Le Roi, en colère, envoya nombre de ses soldats rechercher sa fille et la nourrice, mais rien n'y fit : elles étaient introuvables. La Mort, dans son royaume, connaissait les actes de la villageoise jalouse et devant l'impuissance du roi elle décida de se venger elle-même. Matérialisée en une ombre noire et précédée de corbeaux, elle chercha sans relâche la femme, qu'elle finit par trouver à la sortie d'un bois. Les corbeaux mirent en pièce ce qui restait de son visage autrefois si joli, et l'ombre s'empara de son âme, lui refusant ainsi son royaume. La Mort emporta le corps et s'en retourna dans son royaume. Nul ne sait ce qu'elle en fit.

- Et la petite fille ?

Nircann baissa les yeux vers Lyssia. Cela faisait à peine quelques mois qu'elle habitait au château.

- La Mort laissa l'enfant au village.