Lyssia s'était assise seule, près de l'étang. Il était tôt ce matin. Grinaë dormait encore. Elle était décoiffée, à peine habillée, et avait besoin de calme. Elle se pencha vers l'eau claire et s'y vit. D'autres images se superposèrent à cette vision. Son image devint trouble. Elle se souvint...
*****
Lyssia était silencieuse depuis plusieurs minutes. Eyjolfur ne l'avait pas quittée des yeux, elle regardait le sol sans le voir. Des heures auraient pu s'écouler ainsi, le silence n'étant pas pesant. Jamais l'ambiance ne se dégradait entre eux : il la connaissait par coeur, et lui n'était qu'un mystère pour elle. Elle était trop prévisible, il était trop silencieux. Les serviteurs avaient appris depuis longtemps à ne pas les déranger : ils étaient toujours seuls, de sorte que jamais Lyssia eut à craindre du silence. Enfin, il lui demanda ce qui n'allait pas.
- Je veux aller au Village.
Nouveau silence. Il ne discutta pas, et ne posa pas de questions. Elle ne dirait rien, elle était perdue dans ses pensées. Elle était perdue dans une autre réalité. Il se leva, elle le suivit. Ils montèrent leurs chevaux et partirent. Ils galopèrent silencieusement, côte à côte. Les mots n'étaient pas nécessaires, sa présence seule était d'une aide et d'un réconfort incomparables pour Lyssia. Elle aimait ce frère qui lui aurait tout pardonné. Elle aimait ce frère qui l'avait acceptée, malgré ce qu'elle était.
Ils arrivèrent. La nature avait repris ses droits, les grilles étaient tombées sous le poids des énormes plantes. Elle revit des images, très brèves. La grille, qui se fermait. Des hurlements. Les mains qui voulaient l'attraper. Lyssia parcurut furtivement la grille des doigts. C'était la première fois qu'elle se trouvait là. Elle eut une impression étrange... Elle entra. Le Village n'était que désolation, silence, et mort. Aucune vie. Aucun bruit. Rien. Pas même un mouvement, comme si le temps s'était arrêté.
Un bruit. Elle alla par le chemin, et sans cesse l'image d'un autre temps s'y superposait. Du mouvement. Des bruits. Des rires. De la vie. La vie était si simple, avant... Instinctivement, elle tourna à droite à une allée. Une maison en terre faisait l'angle. Devant, un homme qui paraissait avoir mille ans. Il leva les yeux vers elle, faible et fatigué. Il tomba à genoux.
- Ma Dame ! Ma Dame ayez pitié...
Elle le regarda. Elle reconnut ses traits, son regard, sa voix. Il était juste plus faible, plus vieux. Elle s'écarta de lui, et il rampa en gémissant et en essayant de s'accrocher à sa robe. Elle l'envoya reculer d'un coup de pied : il pleurait à présent. Lyssia le regarda comme elle aurait regardé n'importe quel esclave, avec mépris. Mais avec de la haine en plus. Elle prit son épée et allait lui porter un coup fatal, lorsqu'elle se reprit au dernier moment. L'homme la supplia de le laisser en vie.
- Pauvre esclave, dit-elle d'une voix dure. La mort aurait été une délivrance de ta misérable vie. N'es tu pas un lâche ? Un lâche qui a peur de la mort et incapable de se la donner ? N'est-ce pas lâche de réclamer la vie à laquelle tu t'accroches comme si c'était un bien précieux alors qu'elle ne veut rien ?
- Si ! Si je suis lâche ! Pardon ! Pardon !
- Pauvre chose insignifiante. Ta vie n'a pas de valeur, et c'est pour cela que je vais te la laisser. Tu ne me fais même pas pitié. Tu me dégoutes.
Lyssia se remémora des instants de vie qui lui étaient devenus étrangers. Des paroles lui revinrent en mémoire, la voix d'une femme demandant à son mari de laisser leur enfant vivre en s'amusant à sa guise, et l'homme de répliquer que la lacheté était le pire des vices, que perdre était une humiliation et que personne ne devait supplier une autre de lui laisser la vie.
A ses pieds, le même homme continuait à pleurer, et dans ses sanglots on pouvait distinguer des "pardon" et des "merci". Lyssia tourna les talons, et fit quelques pas. Eyjolfur était là, avec les chevaux. Elle monta le sien et se tourna une dernière fois vers l'homme. Elle lui demanda si il savait qui elle était et lorsqu'il répondit négativement, elle reprit :
- Ma mère m'a appelée Lyssia.
L'homme ouvrit des yeux implorants, et balbutia des mots inaudibles. Parmi eux, elle reconnut le mot "fille". Elle sut alors de qui il parlait.
- Non, dit-elle fermement. Ta fille est morte depuis des années.
*****
Eyjolfur n'était plus là maintenant. Plus personne n'était là pour essuyer ses larmes, pour la comprendre sans qu'il y ait besoin de mots, elle n'avait plus de bras dans lesquels se réfugier quand quelque chose lui faisait peur ou de la peine. Elle avait perdu son frère. Il lui manquait.