Senteurs d'hiver, paix éphémère...

Jour après jour, un pas après l'autre, une nuit après l'autre, sans se presser, sans même penser au temps qui s’écoulait, elle progressait. Elle ne se rappelait plus comment l’idée avait germé, ni l’eau que les grains lents du grand Sablier lui avaient apportée ; c’était plus une envie, une curiosité, et surtout cette sérénité qui émanait des membres de Celerna-Ilonë… Mais le temps, autant qu’il attise les désirs, les enfouit au plus profond de nos âmes ; elle avait fini par oublier.

Puis, un jour, cette annonce sur la place Frozell ; pas de pleurs, pas de cris, seulement le constat et la tristesse de la disparition de ces si nombreuses vies… La graine était devenue fleur, fleur épanouie appelant de son parfum la saveur des chemins. Alors elle avait pris la route, quitté la tourmentée, enfumée Akisroc.

Et jour après jour, elle avançait. Suivant les rayons du capricieux dieu Soleil, saluant la lune du coin de l’œil, souriant en sentant le picotement des étoiles sur sa peau, berçant son sommeil… Le chemin s’enfonçait dans la vallée, sinueux, moins soigné qu’harmonieux. Il s’enterrait dans la montagne, noyé par la forêt ; elle n’eut qu’un instant d’hésitation, a peine perceptible, frémissement de l’âme, avant de s’engager sur le sentier.

Et maintenant, elle y était ; elle n’avait guère de demande a formuler, guère de questions à poser, a part peut être celles qu’en silence son être murmurait dans la brume, timide et muet… Et après tout, peu importe. Les jardins soupiraient dans son âme, répandant un baume d’apaisement sur ses tourments comme les fleurs embaumaient ses perceptions d’un parfum discret, entêtant, sucré et amer à la fois, à l’étrange goût de souvenirs…

Il ne lui vint même pas à l'esprit de s'étonner que la Nature n'aie guère imposé ses droits ici. Après tout, même le Temps ne semblait y parvenir...

La jeune femme fit quelques pas dans les jardins, au gré de ses envies, sans se demander où elle allait ; rien ne comptait que la paix qui régnait en maître, sur son cœur comme sur son esprit. Comme une mer discrètement agitée par le souffle du vent, après que l’ouragan n’aie dévasté ses côtes…

[Vaturus]

Ildiko était finalement rétablie et la situation en Ouidia se présentait désormais sous de meilleurs hospices. Le Barde avait donc pu quitter le royaume aux quatre provinces en toute tranquillité. La destruction du Calice, son voyage en Isgiard Mortuus, sa rencontre avec Lyssia, la maladie de sa reine, la guerre ; les épreuves avaient été nombreuses et éprouvantes,
Il décida alors de se ressourcer au Temple de Celerna-Ilonë où il pourrait enfin goûter au repos.
Il affectionnait ce temple même s’il n’y passait que rarement, mais l’endroit qu’il chérissait le plus était ces magnifiques jardins. Il n’avait apporté avec lui point d’arme mais seulement sa harpe car il souhaitait profiter pleinement de cet endroit magique.

Il se promena au gré des chemins, caressant de ses mains le tronc de ces arbres centenaires, respirant le doux parfum qui embaumait l’air. Puis au détour d’un sentier il aperçu au loin une silhouette familière. Il se souvint alors de cette jeune femme, il se souvint alors du départ de la compagnie, de leur passage en Bilingri, de l’attaque des guerriers de Knut, de l’émerveillement à la vue de Terre Unifiante puis le passage à travers les montagnes et enfin ce maudit pont qui se rompit sous le poids des hommes. Cela faisait longtemps qu’il n’avait eu de ses nouvelles et il la trouvait là, dans les jardins de Celerna-Ilonë.

Il s’assit alors sous l’ombre d’un vieux chêne, sortit sa harpe et commença à jouer quelques notes. Cet air, il l’avait déjà joué auparavant en Askiroc mais rapidement il évolua, changea au gré de son inspiration sans cesse stimulée par ce magnifique jardin.

Le temps s'écoulait sans mot dire, secondes succédant aux secondes comme les heures aux heures, sans qu'il ne vint même à l'esprit de la jeune femme de différencier les deux; tout, ici, avait comme un goût fugace d'éternité, ces instants magiques semblant arrêter la course infinie du soleil, à la saveur d'un bonheur simple et oublié.

Alors, elle se rappellait... Elle s'étendit dans l'herbe encore humide de rosée, laissa son regard se perdre dans un ciel au bleu plus pur qu'ailleurs, comme ses pensées se perdaient dans un passé moins craint qu'oublié... Une petite fille jouait, une femme souriait, attendrie; deux enfants se tenant la main, un soir d'été, la même saveur d'éternité, le sang et les flammes soudain révélés, les routes qui défilaient, la peur, les doutes, puis ce bonheur qui nous traverse, sans prévenir, pour un simple sourire, et les routes encore et encore...

Si le temps la captura, il n'en laissa rien paraitre; elle se laissait bercer par la musique du vent dans les cîmes, quelques notes d'oiseau, un gémissement de l'écorce torturée par les caprices d'Eole... Et puis... Le vent faiblissait, mais la musique n'en prenait que plus de vigueur; intriguée, la jeune femme se laissa doucement extirper de sa torpeur par des notes dont l'enchainement éveillait quelque écho dans sa mémoire.

Elle se leva, fluide et silencieuse, peut être pour ne pas troubler l'harmonie qui s'emparait des cordes de la harpe; elle fut à peine surprise, suivant le son, comme guidée par les accords, de retrouver Vaturus, assit en tailleur à l'ombre d'un vieux chêne. Vaturus, le barde... Bilingri et Morzl, Terre Unifiante, le Calice, les souvenirs déferlèrent dans l'esprit de Shaelia.

Elle ne fit guère de bruit, s'intégrant au tableau sans heurts et sans cris; la musique ne s'était pas arrêtée, et chaque note avait comme un doux goût de passé...

[Vaturus]

La douce musique portée par la brise arriva bientôt jusqu’aux oreilles de Shaelia, la jeune femme se laissa bercer par la mélodie par cet air qui ne lui était point inconnu. Sans un bruit, tel le plus silencieux des félins, elle se leva et se laissa guider par le son de la harpe. Les notes harmonieuses l’amenèrent alors devant le barde assit sous les branchages de l’arbre centenaire. Tout en continuant de jouer, Vaturus lui adressa un large sourire en guise de bienvenue exprimant ainsi sa joie de la revoir après tout ce temps. Puis la musique cessa, l’air terminé. Il posa sa harpe et se leva face à son aimable auditrice et se baissa pour la saluer comme il se doit.

- Bienvenue soit votre visite en ces lieux, Dame Shaelia.
Bien des lunes ont passées depuis ce jour terrible en Terre Unifiante ! Je suis ravi de vous retrouver enfin.
Après tout ce temps nous avons sans doute beaucoup de chose à nous raconter et bon nombre d’histoires à se conter !
Même si cette surprise m’emplie le cœur de joie, je reste fort étonné de vous voir en ces jardins. Qu’est ce qui vous à pousser à venir vous rendre au temple de Celerna-Ilonë ? Qu’est ce qui a ainsi nourrit votre curiosité pour vous faire faire un tel voyage ?

Le poète repris sa harpe et la rangea, puis passa son bras sous celui de son amie pour lui servir de guide et ainsi l’emmena faire quelques pas sur les sentiers de ces beaux jardins. Vaturus espérait qu’elle apprécierait cette petite promenade qui les mènerait vers l’entrée du Temple. De plus il adorait parler et discourir tout en marchant, ce fut même ainsi qu’il instruisit le jeune Divico lorsqu’il était son précepteur.

La musique doucement s'envola, emportant avec elle quelques éclats de l'esprit de la jeune femme; la dernière note dura quelques secondes entières, suspendue entre elle et le barde, à qui elle adressa un sourire chaleureux, sincèrement heureuse de le revoir après tout ce temps qui avait passé, tant de temps et tant de vies, tant de moments écoulés et de sang versé qui avait séparé leurs routes, conduit leurs chemins à diverger... La dernière image qu'elle conservait de lui était un Vaturus épuisé, après une longue marche en Terre Unifiante, un Vaturus stressé et hagard, hanté par la responsabilité qui pesait sur ses épaules.

Elle fit machinalement jouer son épaule, se rappellant de la douleur foudroyante qui l'avait empêchée de les suivre, de poursuivre avec eux le chemin contre Morzl; rageante, elle n'avait pu que se résoudre a attendre que ses os maltraités daignent se ressouder. Elle l'observa encore; il était beaucoup plus souriant, plus léger que dans son souvenir. Ce fut le ton joyeux de sa voix plutot que le discours enjoué, heureux qu'il lui tint qui la fit sourire encore une fois, alors qu'elle suivait le barde le long du chemin.

-Jour terrible, plus pour vous que pour moi, sans doute! Je n'ai pu qu'entendre des échos de ce combat contre le démon, frustrée et en colère de ne pouvoir y participer moi même... Je suis heureuse de voir que vous en avez réchappé, et que nos chemins se croisent à nouveau!

La deuxième question qu'il avait posée était plus ardue, plus compliquée pour la jeune femme. En effet, après tout, qu'est ce qui l'avait amenée ici? Elle même n'en savait trop rien. C'était une impulsion, une curiosité enfantine, une envie subite; les chemins l'avaient appellée, c'était tout.

-Quelle curiosité, ma foi... Je n'en sais trop rien, sourit elle. Ce n'est guère le voyage qui m'aurait découragée, au contraire; mais Celerna Ilonë a toujours attisé mes questions et mes doutes. On raconte tant de choses sur les mokis! Je n'ai pu que venir voir par moi même...
Et je dois dire que je ne le regrette pas, le chemin à lui seul vaut le détour.

Elle s'interrompit quelques secondes, plongée dans ses pensées.

[Vaturus]

De douloureux souvenirs refirent surface à l’évocation du démon. Tant de vies perdues à cause du mal que représentait l’ignoble Morzl. Tout avait changé après la destruction du Calice et la mort du monstre. Ces terribles souvenirs contrastaient avec l’harmonie qui régnait dans ces beaux jardins. La joie de Shaelia ainsi que la plénitude des lieux lui fit vite oublié ces mauvais souvenirs car il semblait que le mal ne puisse longtemps subsister à Celerna-Ilonë.
Ensuite elle évoqua son voyage et sa curiosité envers les mokis. Elle aimait parcourir les routes et annonça son enchantement à avoir parcouru les sentiers menant au Temple. Il est vrai que les paysages rencontrés sur les nombreux chemins étaient fort agréables à l’œil et valaient à eux seuls le déplacement.

- Ce fut une bien terrible bataille que celle qui eut lieu au Mont Ohgaaz ! Nombreux furent les héros qui tombèrent ce jour là, nombreux furent les guerriers qui ne revirent jamais leur foyer. Le démon fait aujourd’hui partie du passé. Je ne suis point revenu en Askiroc depuis, même si j’ai beaucoup voyagé et il m’est agréable aujourd’hui de revoir une amie.

Il s’arrêta un instant en face d’un jeune plant. Il se baissa pour l’étudier et le regarda comme si ce plant fut un ami à qui il rendrait visite. Il fut satisfait de voir que le plant était toujours aussi vigoureux puis il reprit sa conversation.

- Il est vrai que les paysages rencontrés sur la route menant jusqu’ici sont des plus beaux. Je ne pensais pas que les membres de Celerna-Ilonë fassent autant parler d’eux. Vous êtes venues ici pour vous faire une idée alors je vais vous mener au Temple où vous pourrez rencontrer les représentants des seigneurs mokis.

Shaelia semblait surprise de l’arrêt et intriguée par la pousse à qui Vaturus accordait tant d’attention. Elle le questionna d’un regard empli de curiosité.

- Vous vous demandez ce qui me pousse à prendre soin de cette plante qui semble si vigoureuse alors que il y a ici tant de plantes qui mériteraient plus d’attention. Vous vous demandez sûrement ce que cette plante a de si extraordinaire.
En vérité, je vais vous le dire. Cette petite fleur bleue possède de grandes vertus médicinales, elle ne pousse que dans un endroit reculé d’un royaume lointain. J’ai essayé maintes fois de faire pousser cette fleur en Ouidia mais je n’y suis jamais parvenu. En revanche il semblerait qu’ici elle puisse survivre. Voilà la raison de ma visite à cette petite plante.

Devant eux se présenta alors l’entrée du Temple de Celerna-Ilonë toujours aussi majestueuse, un spectacle dont ne se lassait pas le barde.

Froid, torpeur, oubli...
L'hiver avait été paticulièrement rude cette année-là. Comme si les saisons elles-mêmes avaient voulu accompagner la tristesse du temple.

Lentement, Lauralis ouvra les yeux. La mort avait emporté Occalina des loups, et tous à Celerna-Ilonë étaient orphelins.
Mais l'espoir n'avait pas sombré. Le savoir n'était pas perdu. Et le retour des jours ensoleillés accompagnait celui l'espoir dans le coeur de ceux qui ne seraient plus Mokis mais Shinays. Plus élèves mais professeurs.

Un pâle et froid rayon de soleil tomba sur l'épaule de Lauralis. Se levant doucement du sol de pierre de la salle de méditation où elle était assise depuis le matin, elle se dirigea lentement vers la sortie de la pièce.

Dans les jardins, prés du grand érable. Humant les fragrances qu'éveillait à nouveau le soleil de printemps dans ces jardins immortels, elle s'avança vers les auras des nouveaux visiteurs, qu'elle avait perçu dés leur arrivée en Celerna-Ilonë.

Soulevant légérement sa robe noire dans les hautes herbes, elle s'approcha des visiteurs sans chercher à se dissimuler.
Arrivant prés d'eux, elle s'inclina respectueusement.

"Vaturus, nous sommes heureux de vous revoir. Voilà des mois que le temple se languit de vos mélodies. Soyez le bienvenu cette fois comme les autres."

Elle tourna ensuite un regard interrogatif sur la jeune femme.

"Dame, qui que vous soyez, vous êtes la bienvenue en la vallée des étoiles, pourvu que vos intentions soient amicales.
Ce lieu est le siège de Celerna-Ilonë, et j'en suis une des responsables. Mon nom est Lauralis."

Elle pointa le bras vers le chemin au bout duquel se distinguait, tout nimbé de la lumière du soleil matinal, l'imposante et ancienne structure.

"Je retourne maintenant au temple. Si vous désirez m'y accompagner, les Shinays seront heureux de vous y accueillir et de vous procurer quelque boisson et nourriture si vous le désirez."

[Vaturus]

Ils étaient à présent face aux portes du temple de Celerna-Ilonë, portes richement décorées de bas reliefs d’une autre époque. Le lieu inspirait le recueillement, invitait à la méditation tout en guidant le voyageur à faire le point sur les choses de la vie.
C’est à cet instant que Lauralis, Tianka du Temple, s’avança vers eux et se présenta, saluant tour à tour Vaturus puis la femme dont elle ignorait encore l’identité.

- Que la journée vous soit agréable, dame Lauralis !
C’est un plaisir que de se faire accueillir ainsi en ce temple.

Peu après Cannatos, héraut d’Ouidia sortit lui aussi du Temple et alla directement à la rencontre du barde et des ravissantes dames présentes à ses côtés. Il salua avec la plus grande courtoisie Shaelia puis s’adressa au poète.

- Bienvenue soit ta visite, Vaturus fils de Dona !
J’ai appris par nos gens que tu errais sur les chemins des jardins du temple. J’ai également appris que d’importantes négociations concernant l’avenir de notre guilde auront lieu à l’Ambassade Moki. Notre nouveau roi exprime le souhait que tu te rendes en ces lieux pour participer aux pourparlers, il porte toute sa confiance en celui qui fut jadis son précepteur.
Tu apporteras la voix d’Ouidia en tant qu’héraut et ambassadeur du roi Divico.

- Je te souhaite le bonjour, mon ami. C’est une chance que tu me trouves ici.
Fais dire à notre roi que je serais sa voix et son ouie, que je me montrerais digne de la mission qu’il m’a confiée.

Il se tourna alors vers les charmantes demoiselles et s’exprima en ces mots :

- Je suis navré que notre discussion se termine si tôt mais je me dois d’accomplir la tâche qui est la mienne et servir mon roi. C’est avec beaucoup de regrets que je prends congé de vous, mes dames car il me faut partir dès à présent.
Au revoir gentes dames, puisse nos routes se croiser de nouveau.
Shaelia, je vous souhaite un heureux et bon séjour en Celerna-Ilonë

Shaelia sourit à l'explication de Vaturus. Elle n'avais jamais été fort portée sur les plantes, mais il n'était guère nécessaire d'être particulièrement attachée aux végétaux pour profiter de leurs vertus ou se trouver, presque malgré soi, enchanté de leurs beautés... La jeune femme laissa son doigt vagabonder sur les pétales de la fleur, jamais lassée de la douceur de la trame d'une feuille. C'était surement là contact plus agréable que la rudesse âpre du bois, que la froideur glaciale et impitoyable de l'acier...

Sans cesser de converser, ils se dirigaient vers le Temple, et elle ne put s'empecher de s'arrêter quelques instants, un petit sourire aux lèvres. Beauté tranquille que celle de l'édifice qui se dressait là, serein, irradiant d'un doux rayonnement qui, s'il n'arrachait pas des cris émerveillés, ne pouvait qu'instiller une paix étrange au coeur de ceux qui s'y trouvaient.

Décidément, bien curieuse sérénité que celle qui envahissait en ce lieu, la "Vallée des Etoiles" comme l'appellait une femme qui venait d'arriver.

Lauralis. Shaelia soutint son regard calmement, souriant légerement, comme gagnée par la paix qui émanait de la femme, bien qu'une tristesse aux tons d'un ciel gris de pluie habitât son regard; elle s'inclina quelque peu, comme pour masquer le frisson de peine qui s'était emparé de son coeur à l'image de Lauralis.

-Si ce n'était mentir, je me prétendrais enchantée, Dame Lauralis; mais en ce lieu, même l'enchantement ne serait mot suffisant pour décrire les émotions qui me viennent.

Elle s'interrompit quelques secondes, comme pour écouter un chant d'oiseau aux accents curieusement semblables à la voix d'un barde.

-Je me nomme Shaelia...

Vaturus reprit rapidement la parole, discutant avec un homme que la jeune femme considéra d'un air intrigué, puis peiné; elle aurait voulu passer plus de temps avec le barde, qu'elle n'avait plus vu depuis nombre de lunes. Malgré cette tristesse, elle le salua d'un sourire alors qu'il lui disait au revoir; elle murmura quelques mots de courage et de bonne route qui s'envolèrent dans le vent.