Âme en peine...

Lucilla marchait depuis plusieurs jours maintenant. Elle était épuisée : elle ne s'était arrêtée que lorsque la fatigue la paralysait totalement, et repartait aussitôt après quelques heures de repos. Elle n'avait pas mangé depuis son départ de Rhyliendalh. La colère de Lyssia, ses paroles blessantes l'avaient énormément affectée. Grinaë n'était qu'une petite fille... Elle était si adorable. Lucilla espérait que le caractère de sa mère ne l'affecterait jamais, qu'elle ne l'influencerait jamais. Elle espérait que Grinaë ne change jamais. Mais les enfants grandissent, et peut-être qu'à 24 ans, elle sera comme sa mère. Aussi mauvaise qu'elle. Lucilla se demanda comment était Lyssia dans son enfance. Elle n'en parlait jamais. Ni de son enfance, ni de ses parents, ni de son passé tout entier. Elle se demanda si elle avait toujours été méchante, si un jour elle avait été joyeuse, gentille, généreuse. Elle se demanda comment elle en était arrivée là.

Ses membres ne répondaient plus depuis bien longtemps. Ses pas l'avaient guidée en ces lieux qu'elle ne connaissait pas. Des larmes coulaient sur ses joues pâles et ses yeux rougis ne voyait rien d'autre qu'un paysage flou. Elle se savait même pas pourquoi elle pleurait. Etait-ce de la fatigue ? Etait-ce de la peine ? Souffrait-elle de la haine que lui vouait Lyssia ? Avait-elle peur pour Grinaë ? Avait-elle peur que son innocence s'envole, que sa pureté lui soit enlevée, que toutes ces belles qualités qui contrastaient tant avec le caractère de celle qui l'avait mise au monde s'en aillent ? Malgré sa douleur et sa tristesse, elle éprouva le besoin de s'asseoir près d'un arbre. Le silence régnait, loin du tremblement des murs de Rhyliendalh quand Lyssia laisser exploser sa haine et sa colère. Mais qu'avait-elle fait ? Etait-ce un crime que d'avoir parlé quelques instants avec sa fille ? De l'avoir prise sur ses genoux et de lui avoir caressé les cheveux en écoutant la petite fille parler joyeusement, la voir rayonner, dire toutes ces choses qui marquaient sa joie de vivre et son bonheur ?

Elle aussi aurait aimé avoir un enfant. Elle avait tant d'amour à donner ! Une petite fille, c'était tout ce qu'elle demandait. Elle ne connaissait pas les circonstances de la naissance de Grinaë, mais Lyssia disait qu'elle n'avait pas de père. Quel secret entourait cette naissance ? Elle se souvint d'une conversation qu'elle eut autrefois avec Lyssia. Avait-elle dit la vérité ? Elle était repartie plus convaincue qu'elle était amoureuse de lui qu'auparavant. Peut-être était-ce inconscient ? On ne peut aimer quelqu'un sans en être amoureux s'il n'y a pas d'amitié. Elle en était persuadée. Lyssia était persuadée du contraire. Peut-être un jour cet amour qu'elle disait fraternel s'était révélé autrement, et cherchaient-ils tous deux à le nier ? Mais qu'importait ! Lucilla ne voulait pas de la vie de Lyssia, elle ne voulait oas de son comportement, elle ne voulait pas de son caractère, elle ne voulait pas de ses mystères, elle ne voulait pas de sa méchanceté. Elle était heureuse comme ça, il ne lui manquait plus qu'un enfant. En aurait-elle un jour ? Pauvre Lucilla ! Tu auras un fils, mais tu mourras l'âme torturée. Ne désire pas cet enfant qui te perdra. N'aime pas cet homme qui sera voué à une autre. Mais comment pouvait-elle savoir, alors assise dans l'herbe chantante, dans cet endroit qui apportait tant de paix. Comment serait-il cet enfant ? Elle se prit à l'imaginer. Serait-ce une fille qui lui ressemblerait ? Serait-ce un petit garçon qui courrait dans la nature ? Dans l'herbe haute de son royaume ? Cet enfant l'aimera-t-il comme elle l'aimerait ? Sera-t-elle là lors de ses peines ? Ses joies ? Vivra-t-elle assez vieille pour connaitre son bonheur, le voir aimer une femme ou un homme ? Verra-t-elle ses petits enfants ?

Lucilla y songea longuement, seule près de cet arbre. Cet endroit était particulier. La nature était vivante, plus qu'ailleurs. Elle sentait l'herbe respirer, les feuilles des arbres frissonner par les caresses du vent, les fleurs parler en vaporisant le jardin de leurs mille senteurs agréables, semblables à des parfums raffinés, les nombreuses couleurs de la flore donnaient de la gaité à ce lieu si spécial, le silence n'était troublé que par le chant des oiseaux, le bruit de l'eau lorsque les poissons faisaient leur apparition à la surface. Une paix sans fin semblait y régner, le calme et l'apaisement prirent Lucilla petit à petit. Son tracas ne cessa pas, mais elle devint songeuse, absente dans ce lieu si beau et appaisant.

Les jardins du temple étaient somptueux en cette saison. Les couleurs ocres et rousses se mêlaient dans un symphonie chromatique comme seul il pouvait en exister à la fin de l'automne.
Bientôt un voile blanc recouvrirait tout cela. Et un cycle recommencerait, passage immuables des années qui se succédaient.

Vêtue d'une robe aux couleurs chaudes de la saison, Lauralis pensait à tous les événements récents. Le Darkôn, Zian-Heï, les iris de Djinja, la sagesse de ce peuple que les troupes de Celerna-Ilonë semblaient avoir délivré de leur druide tyrannique...

La vie...

Rouvrant les yeux, elle vit une silhouette approcher du temple. Une jeune femme, semblant harassée par le long voyage qu'elle avait fait.

Elle alla vers elle et la regarda, souriante:

"- Dame, je pense que vous êtes presque arrivée là où vous vouliez allez. Je me nomme Lauralis, suis moki en ce temple et porte ici la voix d'Elyria, dirigeante de la guilde."

Devant le regard fatigué de la voyageuse, elle s'empressa de rajouter:

"- Si vous le désirez, je puis vous guider sur les derniers pas qui vous séparent encore de votre destination et vous montrer où vous pourrez trouver nourriture, boisson et lieu de repos..."

Avec ces paroles, elle indiqua le sentier couvert de feuilles mortes qui menait au temple...

Lucilla sursauta en entendant la voix de la jeune femme. Elle leva ses yeux toujours embués de larmes vers elle. Quelques secondes durent s'écouler avant qu'une image nette remplace les contours flous. Elle l'observa longuement, se demandant quel était cet endroit exactement. Elle l'écouta parler d'un temple où elle trouverait de quoi retrouver quelques forces. Elle tremblait. Elle n'avait pas froid mais elle tremblait. Elle dit alors :

- Votre proposition est très généreuse de votre part, d'autant que vous ignorez qui je suis. Je me nomme Lucilla, je suis Princesse de Ghradwinn. Mes pas m'ont menée ici je ne sais comment, car j'ignorais jusqu'à l'existence de cet endroit. Je ne souhaiterais pas abuser de votre gentillesse, car je suppose que vous avez mieux à faire que de m'aider. Je peux, si vous le permettez, me reposer ici même quelques heures avant de reprendre mon chemin. Si cela n'est pas possible, je m'en irais sans délai. Je ne voudrais pas troubler un lieu si paisible...

Ghradwinn ? Le nom n'évoquait rien pour Lauralis.
Mais la voix vacillante évoqua quelque copassion dans son coeur. C'est d'un ton doux qu'elle répondit:

"- N'ayez aucune crainte. Tous ici sont bienvenus s'ils n'apportent la violence avec eux. Et malgré ce que votre esprit pense, il n'y a sans doute nul hasard dans votre arrivée ici..."

Elle tendit la main de nouveau vers le bâtiment de pierre qui se dressait au bout du chemin.

"- Vous êtes arrivée au temple de Celerna-Ilonë, lieu de sagesse et de repos, mais aussi site de prise de décisions politiques pour la guilde du même nom.
Qui que vous soyez, nous serons heureux de vous procurer abri et nourriture pour le temps que vous désirerez, que ce soit quelques heures, jours ou années."

D'un pas léger, Lauralis repartit vers le temple, laissant la nouvelle arrivée prendre sa décision...

A peine quelques pas...
Entendant les sanglots, Lauralis revint en arrière. Prenant les mains de Lucilla dans les siennes, elle la regarda dans les yeux.

"- Ne soyez pas triste. Pleurez, car toutes les larmes ne sont pas un mal. Mais soyez sûre que tout espoir a sa place en ce lieu."

Elle laissa la voyageuse se calmer avant de reprendre.

"- Venez avec moi jusqu'au temple. Vous y trouverez le réconfort du corps et peut-être celui de l'âme.

Achevez votre marche avec moi. Vous n'êtes plus seule."

Ainsi, Lucilla n'était plus seule... Ses grands yeux bruns traduisaient une immense détresse. Saurait-on lui redonner le sourire ? Elle aurait tout donner pour avoir une fille, une petite fille qui sourirait chaque jour, qui saurait redonner des couleurs à sa vie. Une petite fille qui grimperait sur ses genoux, pour se faire coiffer, ou pour écouter une histoire. Une petite fille aussi jolie et adorable que Grinaë. Grinaë que sa mère gardait jalousement. Lucilla n'était plus seule... La grande dame qui avait dit s'appeler Lauralis était là. Mais serait-elle aussi méchante que Lyssia ? Elle ne le pensait pas. Elle semblait douce et compréhensive. Lyssia... Elle ne lui avait toujours montré que du mépris. Mépris et haine. Etait-ce à cause de cet assaut qu'elle perdit, blessant ainsi son orgueil ? Etaient-ce ses bonnes manières, sa gentillesse sans faille, sa patience à toute épreuve ? Où était-elle réellement stupide sans s'en rendre compte ? Elle aurais voulu savoir. Elle aurait voulu que Lyssia l'apprécie autant qu'elle.

Elle regarda Lauralis. Elle ne dit rien, elle n'avait rien à dire. Elle fit quelques pas.

- Merci, chuchota-t-elle.

C'est un regard compatissant que Lauralis posa sur le visage empreint de désespoir de Lucilla.
Elle lui parla d'une voix douce, tentant d'apaiser ses pensées qu'elle devinait torturées:

"- Allons. Venez avec moi au temple. Vous y trouverez là-bas repos du corps et peut-être apaisement de l'âme, je vous le promet."

Elle fit un pas et lui tendit la main.

"- Je peux vous aider, mais vous devez y aller de votre propre décision, et en marchant vous-même..."